Géographie de la co-présence,
sémiologie,
modalités de mise en scène.
La méthodologie de rapprochement de données mise en œuvre dans Attlas repose sur quatre énoncés :
- La co-présence de
phénomènes sur un même territoire n’implique
pas nécessairement leur corrélation; en revanche elle
participe à la constitution d’un contexte territorial
- La relation de co-présence
n’est interprétable qu’au regard d’une
approche comparative entre les territoires
- La confrontation de données
institutionnelles aux savoirs empiriques contribue à la
constitution d’un contexte de sens par la construction d’un
savoir partagé visant à orienter l’action collective
- La carte comme médium
d’une situation réflexive repose plus sur une entente des
participants sur les relations entre les facteurs et leurs
évolutions que sur une entente sur les seuils
En jouant des propriétés
dynamiques de la mise en scène cartographique des
données, on place le groupe de participants à un atelier
en situation de construire ensemble une lecture des agencements
significatifs entre phénomènes ou facteurs
représentés par les données.
La démarche proposée est délibérément inductive et constructiviste.
Cette démarche repose sur la stabilité de la carte comme lieu commun de sens.
La carte comme tableau (hyper tableau)
Le tableau comme lieu d'une activité de classification du réel
En réalité, la carte est un objet de la même
espèce qu’un tableau. On se réfère ici aux
travaux de l’anthropologue Jack Goudy , qui a montré que
le tableau apparaît dans l’histoire de
l’écriture à la suite des listes descriptives,
comme une première entreprise de classification
systématique du réel. Après avoir pratiqué
des classements par listes en regroupant les noms d’objets par
catégories, le tableau est apparu comme schème de
classification supérieur en mettant en scène des
relations entre des catégories. Ce faisant, les premiers
praticiens de l’écriture découvraient un processus
de représentation du réel, par conséquent
détaché du réel lui-même, qui allait marquer
durablement nos manières de penser.
Une illustration du type de détachement du réel
attaché à la forme tableau est donnée par le fait
que dans cette pratique de classification, qui peut être
cohérente en elle-même, il peut arriver que les
croisements logiquement opérables dans le tableau ne
correspondent à aucune occurrence observable dans la
réalité.
Par exemple, si l’on a en colonne les classes d'objets contenants et en ligne des classes d’objets contenus telles qu’elles se donnent à voir dans la nature alentours, la relation vache-incluse-dans-pré trouve une occurrence observable mais sa réciproque non; si l’on trouve bien des oiseaux-dans-les-arbres , en revanche il est peu probable d’observer même une seule fois un éléphant-dans-un-arbre .
La cohérence d’un tableau et son intelligibilité
réside dans le schème qui détermine la nature des
relations qu’il met en scène. Mais cette logique
d’abstraction présente un caractère transcendantal
qui peut être en contradiction avec une raison pratique ;
et, pour en faire un usage concret, il convient d’éprouver
le schème dans le champ concret de l’expérience.
Pour expliciter cette conception du schème et la distinction
schème concept, on peut emprunter à Deleuze dans son
cours sur Kant du 4/04/1978 cette définition : « Le
schème de l'araignée c'est sa toile, et sa toile c'est la
manière dont elle occupe l'espace et le temps. », ce que, pour paraphraser, l’auteur, le concept d’araignée ne suffit pas à décrire.
La vertu de la carte comme tableau
La vertu de la carte comme tableau est qu’elle fourni
d’emblée un schème commun, mais celui-ci
n’est pas explicite et le travail de rapprochement de
données a précisément pour objet de conduire le
groupe de participants à élaborer une appréhension
collective de ce schème.
De ce point de vue, les savoirs mobilisables par les participants au
groupe sont en principe égaux devant l’exercice. Il ne
s’agit pas en effet de proposer des explications, ni de
dégager des lois de causalité (ou des
corrélations) , mais de dégager des significations
partagées des relations de co-présence de
phénomènes décrits par le rapprochement de
données, en s’attachant précisément à
comprendre les conditions, les circonstances et les implications de la
relation de co-présence.
L’effort d’analyse est porté sur
l’effectivité de la représentation du réel
par « l’hyper tableau » qu’est la carte,
L’effectivité de la représentation du réel
est ici accessible par l’analyse des relations : relation
entre facteurs et territoires, relations entre facteurs sur la trame
des territoires. Le procédé
d’appréhension mobilisé est alors celui de la
contextualisation, en mobilisant pour cela différents types de
savoirs : expérientiels, institutionnels, scientifiques…
et en procédant par comparaison avec les territoires
environnants.
La rigueur et sa
fécondité heuristique de ce type d'approche
comparatiste tient au fait qu'elle ne nécessite pas
l’établissement d’une norme de
référence aux fondements souvent difficiles à
étayer et rétive aux oprérations de falsification.
Quant au plan de la pratique, en situation de travail collectif,
l'analyse comprative présente l'avantage de la souplese et
contribue au dépassement des
blocages qui peuvent se manifester dans un groupe : Ainsi par exemple,
si décrire le visage de quelqu’un est toujours une opération
complexe, en ravanche , dresser un portrait en s’aidant des ressemblances et
différences avec d’autres visages est plus accessible . On
peut s’accorder sur les grands traits du portrait et conserver des
points de vue différents sur des éléments plus fins.
Un tel processus d’analyse nécessite de s’affranchir
dans un premier temps des significations pré construites
:représentations sociales attachées à des
grandeurs symboliques (comme le taux de chômage par exemple) , représentations sociales attachées aux positions sociales et aux interactions afférentes dans le groupe…),
De même qu’il est nécessaire de réincarner,
par des contenus sociaux, les grandeurs abstraites
représentées par les nombres, pour tenter de
comprendre comment les relations se distribuent sur la carte,
c’est à dire pour accéder à la dimension
sociale du schème et discuter l’effectivité de sa
représentation du réel.
En réalité il s’agit là d’un processus
de cognition complexe en ce sens qu’il s’opère dans
un constant allé retour entre l’abstraction
schématique et le plan de l’expérience. Tout
l’enjeu social et pédagogique de la conception de la
démarche a consisté à tenter des réduire
les effets inhibiteurs de cette complexité sans perdre en
contenu, ni en accessibilité, ni non plus en rigueur
méthodologique.
Aspects sémiologiques
Outre la méthodologie et les procédés
d’animation de tels groupes de travail, c’est avant tout
dans le recours à une sémiologie adaptée que
réside la possibilité de succès de ce type de
processus.
On se réfère pour cela à Jacques Bertin,
sociologue et géographe français, pour qui toute relation
entre quantités est représentable par des formes
graphiques explicites, et en particulier à son œuvre
théorique (notamment son ouvrage la « Graphie ») qui
formalise une théorie de la représentation
graphique des quantifiés statistiques et des relations entre
facteurs, en particulier dans la cartographie statistique. (il a aussi
largement travaillé sur d’autres systèmes de
représentation plane comme l’analyse en réseau
etc.) . Dans la même lignée, on se
réfère aussi à Cibois, lui aussi sociologue, et
à son importante contributions théorique et pratique
à l’analyse de données.
Tout deux, (Cibois est d’ailleurs un héritier fécond de Bertin) nous conduisent à :
- construire
et penser des géographies propres des relations entre facteurs
indépendamment des relations présupposées entre
ces facteurs et au delà de territorialité administratives
ou préconstruites. (repérer par exemple
que la situation d’un bassin d’emploi au regard du travail
et de la santé s’inscrit dans une aire géographique
de plus grande échelle, au delà des découpages
régionaux ou administratifs, et où les situations peuvent
présenter de réelles similitudes qu’il s’agit
alors de décrypter pour caractériser la situation du
bassin d’emploi particulier auquel on s’intéresse.)
Cet aspect à conduit à privilégier des
découpages territoriiaux (maille) éloignés des
terrioires administratifs : la zone d'emploi, et dans le cas
urbain l'iris, qui sont des mailles d'étude conçues par
l'Insee.
- Développer
une sémiologie adaptée à la mise en scène
de différents types de schèmes :
Ainsi par exemple, en
matière de colorisation des fonds de carte, on peut soit
chercher des représentations hiérarchiques (palette de
couleur du sombre au clair) qui tendent à opposer les
extrêmes et à marquer les polarisations et les gradients,
soit privilégier des représentations plutôt
associatives ( palettes de couleurs hétéroclites qui ont
la propriété de présenter les classes sans ordre
hiérarchique et par conséquent de privilégier les
perceptions associatives des éléments d’une
même classes …). De la même manière, pour les
graphiques ponctuels projetés sur les cartes ( le cercles
induisent une perception associative tandis que les barres ou les
triangles induisent une perception discrète…)
- mais surtout, plus généralement , représenter
graphiquement les rapports de quantité dans des formes
graphiques qui facilitent l’appréhension des relations en
permettant une approche qualitative des rapports de quantités.
Les techniques de qualifications de
quantités couramment utilisées sont ici les quantiles dont
l’interprétation est aisée et facilement transmissibles en atelier.
- Accéder
au sens de la configuration cartographique des relations non pas par
des hypothèses de causalité mais par l’étude
circonstanciée des marges et des discontinuités par
rapport à ce qui semble apparaître comme des effets
normatifs.
Si, par exemple, on observe sur une carte deux modalités de co-présence typiques dans la géographie :
- forts effectifs de
salariés dans une branche professionnelle donnée et
faible fréquence d’accidents du travail
- faibles effectifs
salariés dans cette même branche et fréquence
élevée d’accidents du travail,
Plutôt que de postuler un loi
générale (ici on serait tenté de conclure que la
fréquence d’accidents est inversement proportionnelle
à la densité d’effectifs salariés dans les
territoires), et de lui chercher une explication de type causale ou
corrélative, on s’intéressera plutôt à
repérer les situations atypiques et à les contextualiser
- voir l’exemple en ligne sur la région bourgogne).
On privilégie ainsi
l’étude des marges ( en particulier leur connexité
géographique) pour caractériser les distributions par
leur conditions de co-présence. (ce qui n’exclue pas
l’hypothèse d’une loi générale qui
devrait tenir compte des contextes. Ce qui ne prive pas non plus les
acteurs d'un accès aux conditions de validité d’une
telle loi puisque si elle se confirmait, elle se déclinerait
dans des conditions situées qui sont elles mêmes
déjà rendues accessibles par l’approche
contextualisée des relations et des marges)
Médiane et quantiles
Pour soutenir cette logique d’analyse, et rester en
cohérence avec elle, en particulier pour susciter un
raisonnement sur les relations avant de revenir au grandeurs proprement
dites ( valeurs et quantités représentés par les
nombres), comme on l'a évoqué plus haut, ce sont des classifications automatiques par classes
d’effectifs égaux qui ont été choisies ( en
particulier la partition par la médiane et plus
généralement par les quantiles)
Interractivité et dynamisme des formes graphiques
Les outils de mise en scène cartographique ont été
développés pour maximiser ce type de raisonnement. En
particulier, outre la sémiologie, ont été
introduites des fonctionnalité interactives aussi souples que
possibles pour « faire bouger la carte » ; permettant ainsi
aux participants de voir comment les phénomènes et
leurs relations se déploient dans la géographie (variation
des bornes des classes, passage d’une représentation
hiérarchique à une représentation non
hiérarchique, traçabilité des groupes de
territoires marqués par une relation pour étudier la
stabilité ou non de ces groupes au regard d’autres
phénomènes, permutabilité rapide des
données …). Notons que de telles
fonctionalités dans un dispositifs en réseau
n’auraient pas été possibles à mettre en
œuvre de manière souple dans le contexte technologique
d’il y a seulement deux années en arrière